Angel Salvador, c’est l’heure de passer à table!

Chanson en fond : Vive me – Laura Pausini

Ils n’ont pas eu la même ampleur en France, mais au Cameroun les télénovelas ont eu une grande popularité ! Pour ceux qui n’y connaissent rien, il s’agit de feuilletons télévisés produits le plus souvent en Amérique latine. Plus jeune, j’étais une abonnée indétournable : El Diabo à 19H30, Paloma à 20H, je ne ratais rien et je l’assumais complètement. Cela constituait avec l’accord implicite de tous, le son d’arrière-plan dans les endroits les plus improbables tels que les salles de repos des infirmiers à l’hôpital ou des profs au collège, et même dans les bars qui pullulent Yaoundé. Aujourd’hui les télénovelas sont beaucoup moins convoités car à mon avis les distractions sont plus variées, avec en l’occurrence l’ascension des réseaux sociaux. Mais il y a quelques années encore, leurs programmes de passage à la télévision rythmaient d’une certaine façon les journées dans nos maisons et j’imagine encore plus dans les ménages en Amérique Latine. Je me souviens de cette conversation entre mon cousin et sa femme à laquelle j’avais assisté dans leur salon :

👩🏾‍🦱 : Bae, le père-là est finalement mort hein.
👨🏾: Waaaar! (Tout en continuant à visser l’écrou sur une chaise et je me demande, c’est tout ce que la mort d’une personne qu’ils ont connue leur fait ??)
👨🏾 : Ça se sentait, il était trop malade. Et son fils a réagi comment ?
👩🏾‍🦱 : Je ne sais pas. L’épisode s’est terminé là…

Le premier public des télénovelas était les jeunes femmes, mais certains hommes jetaient incessamment des coups d’œil même s’ils ne l’avoueraient jamais. Et à force de contact avec ces séries, certaines normes s’infiltraient peu à peu dans nos quotidiens.

Du moins c’est ce que pensent Eliana La Ferrara, Alberto Chong et Suzanne Duryea dans un papier qui s’intitule Soap Operas and Fertility: Evidence from Brazil. Ils estiment l’effet des télénovelas sur les choix de fertilité au Brésil.

Pour précision, lorsqu’on parle de fertilité en économie, on fait référence au nombre d’enfants conçus par femme, et pas à la capacité d’avoir des enfants. Ces auteurs partent de l’observation que le Brésil a connu une baisse spectaculaire de fertilité entre 1960 et les années 2000, allant de 6.3 à 2.3 enfants en moyenne. Vous vous en rendez compte ? C’est une différence remarquable en seulement 40 ans. Et ceci n’était pas le résultat d’une politique délibérée du gouvernement ; d’ailleurs la publicité de méthodes contraceptives était même illégale à cette époque. Dans le papier que je résume aujourd’hui pour Ubiquituous Economics, les auteurs proposent une possible explication de cet écart : la télévision et plus précisément les télénovelas, comme outil de façonnage des préférences d’avoir moins d’enfants.

J’ai maitenant très envie de me refaire cette série sur YouTube.

Au Brésil, la maison de production Rede Globo détenait le monopole en ce qui concerne les télénovelas. L’analyse réalisée ici concerne 115 de ses productions entre 1956 et 1999. Il apparaît que dans ces séries, 72% des actrices principales de moins de 50 ans n’avaient pas d’enfant, et 21% avaient un seul enfant, ce qui n’était absolument pas représentatif de la société brésilienne durant cette même période. Afin de mesurer l’effet de l’entrée des télénovelas sur la fertilité, La Ferrara et al. construisent un historique rétrospectif des naissances sur la période 1979-1991 pour les femmes âgées de 15 à 49 ans en 1991. Quelle est la probabilité qu’une femme donne naissance durant une année donnée, en fonction de la disponibilité du signal Globo dans la zone où elle vit ?

L’équation estimée contient donc à gauche une variable égale à 1 ou 0 selon qu’une femme dans une certaine zone a eu un enfant durant une année donnée. En dehors du signal de Rede Globo, l’estimation est contrôlée par l’âge, le niveau d’éducation, le niveau de revenu, la religion, la situation familiale, la zone d’habitation, etc. Il y a des raisons de suspecter une endogénéité. Par exemple, Globo pourrait avoir choisi de diffuser d’abord dans les endroits les plus développés. En d’autres termes, sa propagation ne se serait pas faite de façon aléatoire. Raison de plus d’avoir toutes ces variables de contrôle.

Les principaux résultats obtenus par La Ferrara et al sont les suivants :
☝🏾 Toute chose égale par ailleurs, la couverture de Globo est associée à une baisse de probabilité d’avoir un enfant de 0.5 point de pourcentage.
☝🏾 Cet effet négatif est encore plus fort pour des ménages à faibles niveaux d’éducation et de revenus.
☝🏾 L’effet n’est pas significatif pour les femmes âgées de 15 à 24 ans. Mais on note une baisse de 6% dans la probabilité moyenne pour les femmes âgées de 25 à 34 ans, 11% pour les femmes de 35 à 44 ans.

L’intuition qu’impliquent ces résultats est la suivante. Les personnes exposées aux Telenovolas produites par Globo suivent les vies de familles aux effectifs relativement bas : une maman et un papa qui ont un ou deux enfants. A leur tour, les téléspectateurs reproduisent ce modèle familial au fil du temps, ce qui entraîne une baisse significative de la fertilité dans la vie réelle.

Les auteurs se demandent aussi si les effets trouvés sont dus à la télévision en général ou précisément aux télénovelas comme on veut le faire croire. Je me disais par exemple que si les parents ont moins d’enfants pendant la période d’étude, c’est parce que le temps alloué pour regarder la télé diminue le temps alloué pour… faire des enfants… Et dans ce cas, les résultats trouvés correspondent simplement à la façon d’organiser ses temps de loisir. Pour rassurer devant leurs résultats, ils poussent l’étude plus loin en analysant les prénoms donnés aux enfants. Est-il plus fréquent que les parents vivant dans des zones desservies par Globo donnent à leurs enfants le nom de personnages de romans populaires ? Si oui, on peut accepter que les résultats trouvés soient bien associés à l’exposition aux Télénovelas et pas juste à la télévision. Au Cameroun, il y a une période où les nouveaux nés s’appelaient Léonardo (et pas Léonard), Daniella (et pas Danielle), Carlitos, Diego…Vrai de vrai ! Le vicaire s’en amusait d’ailleurs durant les cérémonies de baptême. Cela prouve à suffisance l’immense degré d’exportation que les télénovelas ont eu dans le monde entier, et une certaine volonté de diffusion de la culture brésilienne. Quoiqu’il en soit, lorsque les noms n’ont pas de valeurs intrinsèques, ils peuvent prendre de la valeur en tant qu’élément de l’environnement social. A titre d’argument, Lieberson et Bell (1992) trouvent dans le cas de New York que, le choix des noms est affecté par l’éducation et le statut socioéconomique des parents (il me souvient qu’on a eu des études expérimentales confrontant les noms aux opportunités d’emploi en France avec des résultats assez affligeants). De plus, ils constatent que les noms qui figurent d’abord parmi les 20 premiers choix des parents très instruits sont ensuite adoptés par les parents peu instruits, ce qui suggère un processus de diffusion. Si donc ce processus de diffusion de noms est concevable, ça voudrait dire que l’effet que veulent estimer La Ferrara et auteurs est robuste. Il apparaît que :

☝🏾 Les parents vivant dans des zones couvertes par Globo sont nettement plus susceptibles de nommer leurs enfants d’après les personnages principaux de télénovelas diffusés dans l’année de naissance des enfants. Plus précisément, ils estiment à 33% la probabilité que les 20 prénoms les plus populaires choisis par les parents pour leur nouveau-né dans une région métropolitaine donnée, comprennent un ou plusieurs prénoms de personnages principaux de séries diffusées dans l’année de naissance de l’enfant. Du moins pour les zones où le signal Globo est reçu, et 8.5% en dehors.

Ce n’est pas la première fois que l’effet de programmes télévisés sur des caractères sociaux est évalué. On a précédemment eu Novelas et taux de divorce toujours au Brésil, violence dans les films et violence dans la société, entre autres. Et les résultats chaque fois semblent assez intuitifs et robustes. Aujourd’hui, on pourrait plus facilement penser à associer ces mêmes variables sociales à l’exposition aux réseaux sociaux tels que Instagram, YouTube et pourquoi pas LinkedIn. Je serais très intéressée par l’évolution des habitudes alimentaires et physiques aux vues des nombreuses prises photographiques des paparazzi de salles de sport et de cuisines. Ou des choix professionnels lorsqu’on est exposé aux avancements de nos « connexions ».

Et la politique économique dans tout ça ?
Les auteurs se disent tout simplement que, si la diffusion de programmes télévisés a un quelconque effet, il pourrait s’agir d’un moyen peu cher d’atteindre un grand nombre de personnes en ce qui concerne des valeurs sociales ou économiques (le respect des droit des minorités, la prévention contre des MST, l’éducation, etc.) Et ceci en particulier dans les pays où l’alphabétisation est assez basse et les papiers journaux sont très peu lus.

Vous avez ainsi parcouru avec moi les grandes lignes de ce papier. Il a été publié en 2012 dans l’American Economic Journal: Applied Economics, l’un des journaux les mieux classés en économie (Oui oui je n’ai que de bonnes choses à vous proposer). J’ai beaucoup aimé lire ce papier quand j’étais en Master pour un cours sur les méthodes empiriques. J’ai bien sûr fait fi de toute la partie méthodologique pour que certains ne décrochent pas et j’espère que vous avez apprécié.

🗣️ Croyez-vous en ce canal entre télénovelas et fertilité?

🗣️ Quelle relation du même calibre imagineriez-vous ?

C’était un peu long, vous êtes arrivés jusqu’au bout, MILLE MERCIS.

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Cet article a 31 commentaires

  1. Mama Sadembou

    Honnêtement, ce que m’étonne le plus c’est qu’il y a des gens (et toi!!!) qui regardent les telenovelas !
    Mais oui, je crois que évidemment ce qu’on consomme à un effet sur nous et nos attitudes/comportement. C’est pourquoi nos parents et prêtres nous disent de faire attention à nos yeux et ce qu’on consomme.
    J’imagine qu’aujourd’hui les « trends » ou les vidéos virales sur les réseaux sociaux nous affectent beaucoup – mais aussi les idéologies dans les écoles et universités etc.
    Bon article ma chère ♥️

    1. Bitter cola

      Merci mama S. Je pense que c’est important d’évaluer tous les mécanismes d’influence des variable sociales.

  2. Jenny_Pilou

    Très belle analyse, concrète et neutre de ce trend qui pour moi, a été une vraie dépendance pendant une période. Merci beaucoup et continue sur cette belle et magnifique lancée! <3

  3. Anonyme

    Hellooooo. C’est Cessou!

  4. Areqti

    J’adore bien cet article, et la telenovela diablo aussi hahaha. Le rôle de la micro dans l’étude de plusieurs phénomènes est toujours impressionnant!

    1. Bitter cola

      La micro trouve le moyen de s’insérer partout et c’est pour ça qu’on aime!

  5. Aaron Mbissik

    Très bel article! J’ai beaucoup appris.
    Toutefois, s’il existe bien une corrélation entre les télénovélas et la fertilité, il serait un peu précoce d’y voir une relation de cause à effet. La diminution de la fertilité (toujours dans le sens économique) pourrait tout aussi bien être liée à l’augmentation du coût de la vie, à la diminution de la fertilité causée peut être à l’alimentation, la pollution, des mariages consanguins (que sais-je encore). Il pourrait y avoir plusieurs facteurs que cette étude n’a pas pris en compte.
    Merci pour ce résumé édifiant

    1. Bitter cola

      Merci Aaron pour ton temps!
      Tout ce que tu dis est pertinent. Dans ce genre d’analyse on essaie de contrôler l’estimation par le maximum de variables pertinentes. Tu verras que j’ai cité les revenus, le statut matrimonial, et même la religion; et de bien identifier la diffusion du signal tv. De telle sorte que ceteris paribus, le résultat sois plausible. Mais je te rejoins complètement: plusieurs éléments interviennent dans le choix de fertilité.

  6. Jordan

    Très bel article, assez édifiant 🙂

  7. Laetitia Sergine

    Je suis d’accord que plusieurs facteurs influencent le choix de fertilité, certains plus pertinents que d’autres. (Les télénovelas pas pour moi 😁)
    Merci pour cet article édifiant !

    1. Bitter cola

      Merci Laetitia! Je finirai par trouver ce qui est valable pour toi 😀

  8. MrsKaringthon

    Bien sûr ce qu’on regarde affecte notre quotidien et notre façon de réfléchir ! C’est pourquoi il est important de nourrir son cerveau avec des contenus qui stimule. Ma mère nous disait toujours « la télé abruti le cerveau  » elle avait raison et tort à la fois. C’est à cause d’un film que j’ai eu envie de faire de la recherche et de ressourdre des énigmes. Mais bon j’avais aussi d’autres outils de stimulation tels que les livres et le plus important un papa très informé !!!!

  9. Syn

    Hi hi.
    Sujet intéressant, analyse intéressante. Surtout pour ce que cela permet tout juste commencer à imaginer: combien négativement (ou positivement – plus rare -) impactés nous sommes par des éléments apparemment aussi anodins de notre environnement.
    Personnellement, je trouve difficile à croire que les séries télévisées regardées par les individus aient un fort impact sur la décision du nombre d’enfants à avoir.
    Je pense qu’une analyse similaire serait intéressante entre les mangas (de combat) et la violence (chez les jeunes).
    Pour finir, bravo.

    1. Bitter cola

      Merci Syn! Je suis intéressée par ce qui façonne les préférences en général. Toujours ravie d’explorer toutes les pistes!

  10. Vanish

    Elle est Interessante ton Analyse. De voir comment les gens peuvent parfois se laisser emporter par un courant.
    P.S: je n’avais pas encore vu les Telenovelas dans ce sens 😅 de la fertilité. Mercii

  11. Paule

    Coucou! Un plaisir de revoir Diablo et surtout Martin😍 (oui c’est en famille qu’on regardait la série a une période😅)
    Merci pour l’analyse que tu as faite du sujet. Je dirais qu’effectivement les telenovelas ont eu un impact sur la société mais je ne crois pas que le facteur associé soit si importante pour jouer autant sur la fertilité. Peut-être plus comme tu l’as dit le temps de loisir qui évolue avec la diversification de ceux-ci 🤷🏾‍♀️
    Comme relation similaire, je pense aux choix capillaires (plus les femmes) en Afrique et le modèle « idéal » qu’on voi(yai)t à la télé des cheveux caucasiens😅
    Toujours un plaisir de te lire et c’est super intéressant❤️

    1. Bitter cola

      Ah ça! L’influence se fait de tous les côtés. Même sur nos choix esthétiques.

  12. Bossadé

    Magnifique article ! Sincèrement en visionnant quelques fois ces telenovelas, j’avais quelques part modifié ma façon de voir la famille et de vivre une relation. Je voulais un peu suivre le modèle telenovelas. Bon j’étais encore bien jeune, maintenant je suis dans la « réalité adulte » 😂

  13. Euloge

    Plus lointain il y’avais Isaura, Marima..
    les chaussure etaient voles dehors dans mini-cites, les marmites oublies sur le feu avec pour creation d’incendi…🥲

    Ce fut une epoque, personne ne fut epargnes 😅

  14. Laura Magang Fopossi

    Ahhh la belle époque des télénovelas

    Je suis quand même assez surprise que cet effet soit fortement négatif dans les ménages à faible revenu et niveau d’éducation, moi j’aurai pensé le contraire je ne sais pas si dans les analyses, il y a eu des variables confondantes mais bon…

    Je confirme que toutes ces series de Novelas ont eu un grand impact dans la société.

    Merci de nous édifier

    1. Bitter cola

      Merci d’être là Laura!
      Pour qu’on se comprenne bien, ce que j’ai voulu dire c’est: l’effet négatif entre exposition aux télénovelas et proba d’avoir un enfant est plus profond pour les ménages à faibles revenus. En d’autres termes, ils sont plus influencés que les autre ménages.

      1. Laura Magang Fopossi

        Ok 👍🏼 bien dit. Merci

  15. Naminata

    J’avais trop aimé lire cet article il était trop intéressant! Lol comment on a souffert avec ce cours de méthodes empiriques.
    Pour info je suis toujours abonnée aux telenovela 😅